I.
Ce n’était pas en mai, mais en mars, juste avant le temps des cerises.
Ce n’était pas en 1871 mais en 1947 ; juste après le triomphe sur les dictatures de l’Axe.
Ce n’était pas à Paris, mais à Taïwan : l’île frontière de la dictature du Kuomintang.
Mais Taïwan était bien une Commune.
C’était l’époque où Taïwan, après 50 ans de colonisation japonaise, venait de se voir « retournée » à sa « mère-patrie » : la Chine.
C’était l’époque où la République de Chine n’était pas encore vaincue par les communistes et régnait encore sur la Chine, y compris donc la province de Taïwan.
Tout comme la Commune de Paris, la Commune de Taïwan croyait aux promesses de réforme du gouvernement chinois de l’époque, aux promesses de paix, d’égalité, et de la fin de la citoyenneté de seconde zone pour les Taïwanais.
Mais après l’incident du 28 février…
« Sauf des mouchards et des gendarmes,
On ne voit plus par les chemins,
Que des vieillards tristes en larmes,
Des veuves et des orphelins.
L’île de Taïwan suinte la misère,
Les heureux même sont tremblants
La mode est au conseil de guerre,
Et les pavés sont tout sanglants.
Gens de bourse et de coins de rues,
Amants de filles aux rebuts
Grouillent comme un tas de verrues,
Sur les cadavres des vaincus. »
(Adapté de « La semaine sanglante » de Jean-Baptiste Clément, juin 1871.)
II.
« O Breizh, ma bro, me ‘gar ma bro. Tra ma vo mor ‘vel mur ‘n hezro, Ra vezo digabestr ma bro ! »
(Ô Bretagne, mon pays que j’aime. Tant que l’océan nous embrasse comme un mur Mon pays se libérera.)
Cette phrase n’est à l’origine formulée ni en chinois, ni en taïwanais, ni en hakka, ni même en aucune langue aborigène de Taïwan, mais en breton, langue en danger sérieux d’extinction en France. Pourtant, elle exprime probablement mieux que nulle autre l’état d’esprit des Taïwanais après l’incident du 28 février, ou plus précisément, après le massacre de mars.
Trente ans après le massacre, la poétesse taïwanaise Chen Hsiu-hsi a écrit un poème intitulé « Taïwan ». Quelques années plus tard, une chanson fut créée à partir de ce poème, « La belle île ». Cette chanson, parce qu’on peut y ressentir le même désir de liberté et d’émancipation que dans l’hymne breton, ne tarda pas à être interdite par le gouvernement du Kuomintang.
« Notre belle île, belle comme un berceau,
Nous embrasse avec douceur comme une mère.
Le vaste océan Pacifique qui semble inépuisable,
Embrasse cette terre de la liberté. »
III.
En d’autres lieux, d’autres chansons, parfois aussi adaptées de poèmes, furent également censurées par la dictature pour leur patriotisme rebelle, et l’émancipation à laquelle aspiraient ceux qui les chantaient. Dans les années 1860, Lydia Koidula a écrit le poème « Mu isamaa on minu arm » (ma patrie est mon amour), où « isamaa » désigne l’Estonie, qui n’était alors plus qu’une province de l’ancien empire russe dominée par l’Allemagne. L’été suivant le massacre de mars 1947 à Taïwan, sous le régime de l’Union soviétique, les Estoniens insistèrent pour chanter ce poème de Koidula lors du Laulupiduv (Festival des chansons). Ainsi, sous le joug soviétique, les Estoniens chantaient leur rêve d’une patrie retrouvée. Ce rêve était issu d’un cauchemar bien réel, celui de la domination étrangère et des invasions successives, tout d’abord par la Russie, l’Allemagne, puis de nouveau la Russie, après une courte période d’indépendance à l’issue de la première guerre mondiale. Au cœur du cauchemar, les Estoniens n’ont donc jamais cessé de faire ce rêve, et l’ont érigé en idéal commun.
Ils font eux aussi partie des gens qui se retrouvent parfaitement dans les vers de Jean-Baptiste Clément :
« Sans pain, sans travail et sans armes,
Nous allons être gouvernés
Par des mouchards et des gendarmes,
Des sabre-peuple et des curés. »
Mu isamaa on minu arm des Estoniens, La semaine sanglante des Parisiens et La belle île des Taïwanais sont en réalité trois facettes d’un même espoir, seules les mélodies et les paroles sont différentes.
« Ma patrie est mon amour,
À qui j’ai donné mon cœur,
Pour qui je chante ma plus grande joie,
Mon Estonie fleurissante. »
IV.
Il existe aussi un rêve d’indépendance chez les Taïwanais, et il se nourrit tout autant du cauchemar de la domination extérieure. Le massacre de 1947 contre les Taïwanais a bien été commis par le gouvernement chinois de l’époque, celui-là même qui se déclarait incarner la mère-patrie de Taïwan, tout comme le régime siégeant à Taïwan actuellement. Ce régime exerçant une domination extérieure, en se prétendant « mère-patrie », s’est brutalement retrouvé exilé à Taïwan par la victoire communiste en Chine, et est devenu peu à peu, après de longues années de lutte, un gouvernement propre aux Taïwanais. Aujourd’hui, la Chine communiste reprend le discours sur la « mère-patrie » à destination des Taïwanais, et leur dit de nouveau : « Vous êtes chinois. »
V.
En préservant la mémoire de l’incident 228, nous, les Taïwanais, partageons la même détresse que les révoltés de la Commune, que les peuples de l’Europe de l’Est, et enfin, que tous ceux qui ont vécu ou vivent encore sous un régime qui ne les représente pas. Malgré tous ces malheurs passés et l’adversité du présent, les Taïwanais n’auront de cesse de se libérer complètement, et Formose, la belle île, est et restera toujours belle.