Nous gardons tous le meilleur moment de la vie caché au fond de notre mémoire. Quel est le vôtre ?
Se souvenir ou vivre, ne serait-ce pas se photographier ? Ces clairs-obscurs des aléas de la vie occupent une place essentielle dans l’œuvre cinématographique du réalisateur Hou Hsiao-Hsien. Son premier flashback se trouve ancré dans le Kaohsiung de l’an 1966, au Sud de Taïwan. C’est ici que se déroule le premier épisode de Three Times, « Rêve romantique ». Cette histoire autobiographique se retrace à la façon d’un road-movie nous replongeant, au fil des panneaux bordant les routes, au cœur du Taïwan des années de la guerre froide.
Avant de partir pour son service militaire, A-Chen dit à Hsiu-Mei : « Je t’écrirai. » Se précipitant de retourner auprès d’elle dès ses premiers congés, mélangeant surprise et joie lors de leurs retrouvailles d’une amère courte durée, le couple se retrouve prisonnier des heures tardives de la nuit, attendant un taxi après avoir raté leur dernier train. C’est alors qu’A-Chen effleure timidement la main de Hsiu-Mei pour la première fois, reflétant la douce innocence des amours de leur époque. Ce chapitre s’est terminé sur un plan rapproché des deux mains liées, avec une pluie nocturne comme un poème.
Three Times a fait partie du 37e Poitiers Film Festival en 2014, dans la thématique du cinéma sinophone. Le film est divisé en trois histoires d’amour se déroulant pendant trois années historiques de Taïwan (1911, 1966 et 2005), où les personnages sont joués par le même couple d’acteurs, Chang Chen et Shu Qi, évoquant ainsi leurs amours passionnelles.
Il a fallu à Hou Hsiao-Hsien 62 jours de tournage pour le troisième épisode, « Rêve de jeunesse ». Contrairement à la première partie du film retraçant une évolution de la relation amoureuse naissant dans l’innocence des années 1960, la troisième histoire s’épanouit dans un rêve de liberté, enraciné dans la ferveur et le rythme inépuisables d’un Taïpei moderne. Malgré l’amour voué à leur conjoints respectifs, ils ne peuvent se résigner à abandonner leurs amours passagères, ne serait-ce que pour quelques heures, comme si l’ardeur de leurs rencontres charnelles était finalement le seul et unique reflet d’un amour à l’état pur.
L’apogée de cette pièce est néanmoins atteinte dans sa deuxième partie « Rêve de liberté », où l’année 1911, bercée sur fond de musique traditionnelle - le Nanguan, nous rappelle l’ambiance poétique du film Les fleurs de Shanghaï. L’héroïne jouée par Shu Qi devient courtisane (geisha) à l’âge de 10 ans, pour payer une dette familiale, dans la cité de Da-dao-cheng (Taïpei) où elle attend sans fin qu’un bienfaiteur lui rende sa liberté. En 1911, la Révolution Xinhai enflamme la Chine et l’Empire Qing est renversé par la République. Taïwan, alors colonie japonaise, se compare à cette prostituée ne pouvant que survivre dans sa cage dorée. La courtisane ayant lu le poème de son amant, son visage s’éteint comme la faible lueur des lampes à huile de leur époque, avec un silence plongeant dans le halo rougeâtre.
Michael Berry, critique de cinéma et auteur d’Assécher la mer (livre sur les films de Hou), nous éclaire sur la signification des œuvres de Hou : « Elles décrivent un monde clair-obscur, une véritable inspiration pour les cinéphiles, une révélation pour de nombreux réalisateurs, qui apporte un nouveau regard sur le cinéma asiatique. »
À titre d’exemple, le réalisateur américain Jim Jarmusch déclare à propos de Hou Hsiao-Hsien : « C’est grâce à ses œuvres que je suis devenu passioné du cinéma. Je suis élève de Hou. » Jim Jarmusch a beaucoup apprécié Three Times, qu’il a analysé plan par plan pour échanger avec le public. « Chacune des parties de Three Times est un film à part entière, avec sa couleur, son tempo, sa manière. Et pourtant Three Times est plus que l’addition de ces parties, aussi admirables soient-elles, c’est un grand film, plus que cohérent, harmonieux », souligne le critique du Monde.
Et si, le meilleur moment existait ?
Si l’on peut définir le meilleur moment de la vie en tant que tel, pour moi, comme ces jours et ces instants éphémères où l’aura de l’amour devient une mémoire condensée. À travers la poésie des images de Hou, le scénario sibyllin de l’écrivaine Chu Tien-Wen et les couleurs singulières du photographe Lee Ping-Bin, j’ai compris, avec le temps, le langage cinématographique du maître comme une subtile lumière qui se consume au fond du cœur.
« Le meilleur moment ne revient plus, ce temps est définitivement perdu. On essaie de le ressusciter par nos souvenirs, c’est ce qui le rend beau », dit Hou Hsiao-Hsien dans une interview. C’est en quelque sorte le même message qui transparaît dans son film Three Times : « Sur l’image des photos des temps passés, le sourire d’un œil gris se fige. Le son d’une photo, vivant et pourtant si cruel, s’envole à jamais comme le chant des ailes d’un oiseau. » La mémoire est seule tangible pour revivre les moments.