Depuis plus de quatre siècles, Le Roi Lear, tragédie baroque de William Shakespeare, a donné lieu à d’innombrables interprétations, et reste aujourd’hui une source d’inspiration sur la scène du théâtre contemporain. Est-il donc encore possible d’adapter cette pièce en saisissant l’esprit de Shakespeare, tout en portant un regard neuf sur une œuvre aussi souvent mise en scène ? Le Théâtre de la légende contemporaine, dirigé par Wu Hsing-Kuo, a ouvert un nouvel horizon, et lui-même semble devenu une légende en faisant dialoguer Le Roi Lear avec l’opéra d’origine pékinoise.
« Qui suis-je ? » se demande le roi Lear, ou peut-être l’acteur lui-même, de concert avec les spectateurs. Lear se perd dans les apparences : les apparences de l’amour, de la confiance, de la fidélité, jusqu’à la mort qui lui dévoile la réalité sous ses multiples aspects.
Wu fait face aux enjeux des conflits entre apparences et réalité. Seul sur scène, il est le roi Lear, le vieux fou abandonné et exilé de son propre royaume ; il est le fou du roi, qui lui est fidèle et lui révèle ses limites ; il est Gonéril et Régane, ses deux filles perfides qui lui font croire qu’elles l’aiment plus que tout au monde ; il est Cordélia, sa plus jeune fille, qui lui porte un amour sincère ; il est le comte de Gloucester, trompé par son fils bâtard et qui fait exiler son propre fils Edgar ; il est Edgar, qui reste toujours fidèle à son père mais se fait exiler par ce dernier qui le prend pour un traitre ; il est Edmond, le fils bâtard de Gloucester qui prétend être fidèle à son père, mais veut en fait prendre son trône ; il est le comte de Kent, toujours fidèle à Lear mais exilé par le roi à cause de ses protestations contre la manière dont Cordélia est traitée par son père ; il est enfin lui-même, Wu Hsing-Kuo, qui cherche sa propre essence à travers ces dix rôles et les apparences infinies qu’ils prennent.
Non seulement Wu interprète Le Roi Lear sous la forme d’un monodrame, mais il le met de plus en scène à la manière de l’opéra de Pékin. L’opéra de Pékin est l’un des genres de l’opéra chinois, qui est d’origine pékinoise. La République de Chine (régime actuel de Taïwan) ayant été fondée en Chine avant de se replier à Taïwan, on retrouve aujourd’hui sur l’île tous les genres de l’opéra chinois, enracinés et renouvelés grâce à la liberté offerte par la démocratisation de Taïwan. Ainsi, Le Roi Lear de Wu Hsing-Kuo donne autant un nouveau visage au Roi Lear de Shakespeare qu’à l’opéra de Pékin, devenu création taïwanaise de par le dialogue entretenu entre tous les éléments qui composent cette société multiculturelle.
Cette rencontre entre tradition et création, Occident et Orient, s’est faite dans la souffrance. Cette tentative de dialogue a en effet longtemps été considérée comme infidèle à la tradition, notamment par le gouvernement qui contrôle la plupart des théâtres. Or, tous les grands théâtres taïwanais sont publics. L’accès aux grandes scènes fut ainsi longtemps interdit à Wu Hsing-Kuo et à ses créations.
En 1998, Ariane Mnouchkine, metteur en scène française et co-fondatrice du Théâtre du Soleil, assista à la représentation du Royaume du désir au Festival d’Avignon, et invita Wu à se produire deux ans plus tard en France. À cette époque, les créations de Wu n’étaient guère diffusées à Taïwan, et ce dernier ne disposait plus du budget suffisant à l’entretien de son Théâtre de la légende contemporaine. Il choisit donc de suspendre toute activité de sa compagnie, et se rendit en France où « Je me sentais alors comme le roi Lear. J’avais perdu ma compagnie et errais seul, souffrant de l’exil. » C’est dans ces conditions que Wu Hsing-Kuo mit en scène son premier Roi Lear au théâtre de l’Odéon, en 2001. In fine, suite au succès rencontré en France puis en Europe, le gouvernement taïwanais reconnut enfin le talent de Wu.
Depuis lors, Wu Hsing-Kuo poursuit ses dialogues inter-culturels, à l’image de sa dernière création : La Métamorphose de Kafka, mise en scène en 2013. « Une vie est invivable, s’il n’y a pas d’examen » : cet énoncé pourrait être autant le portrait du roi Lear que celui de Wu Hsing-Kuo.