À la plupart des Français qui ont grandi dans un environnement monolingue, il peut paraître étrange de voir, dans une famille taïwanaise, les grands-parents, parents et enfants se parler dans des langues différentes. Qui plus est, s’ils n’éprouvent apparemment pas de difficultés pour se comprendre.
Une complexité linguistique ancienne
Jusqu’à la fin du XIXe siècle, plus de vingt langues étaient couramment parlées sur l’île de Formose. Deux langues de la famille chinoise, le hokkien (de Taïwan) et le hakka (ainsi que ses variantes) étaient pratiquées par les habitants de la côte ouest, la première dans les plaines, la seconde dans les collines. À celles-ci s’ajoutaient une vingtaine de langues austronésiennens parlées par des aborigènes, le plus souvent montagnards. Le hokkien de Taïwan, appelé aussi taïwanais, était la langue la plus pratiquée, et par là même utilisée comme langue véhiculaire entre les différents peuples.
Un régime, une langue nationale
En 1895, la colonisation japonaise débuta et la scolarisation devint obligatoire. Sans grande surprise, la langue d’enseignement choisie fut celle des colonisateurs : le japonais. Sans connaissance ni maîtrise de cette langue, il était difficile de poursuivre des études supérieures. Le japonais remplaça ainsi le taïwanais et devint la lingua franca.
À l’arrivée des troupes de Chiang Kaï-Chek en 1945, la situation linguistique fut rendue encore plus complexe par la cohabitation d’un million d’immigrants parlant des langues originaires de toute la Chine avec six millions de Taiwanais parlant déjà des langues différentes, et qui s’aidaient du japonais pour se comprendre. Afin de consolider « l’identité chinoise », le régime imposa le mandarin comme langue nationale et méprisa toute autre langue, en particulier le taïwanais, pratiqué par la majorité des habitants de l’île. « C’est un dialecte qui ne s’écrit pas. Il n’est utilisé que par des illettrés, des hommes mal élevés et grossiers » disaient les gouverneurs. Tout usage du taïwanais à l’école était ainsi passible d’une amende, ou contraignait son auteur à porter autour du cou une pancarte où était inscrite : « je ne pratiquerai plus mon dialecte ».
Se réapproprier les langues en voie de disparition ?
Dans le sillage de la démocratisation engagée dans les années 80, l’utilisation de ces langues locales ne fut plus considérée comme tabou. Mais l’Histoire était passée et un fossé linguistique avait été creusé : les parents ne voulaient plus transmettre leurs langues à leurs enfants de peur qu’ils ne soient exposés aux moqueries à l’école, et, plus tard, dans le monde du travail.
Depuis une dizaine d’années, l’enseignement des ces langues locales est réintroduit dans le système scolaire dans le but de les sauvegarder et de promouvoir leur utilisation au sein des nouvelles générations. L’objectif politique ? « Consolider l’identité taïwanaise en redécouvrant les langues de nos grand-mères et les histoires de cette île. » Les opposants à cette initiative la considèrent quant à eux comme « une perte de temps » au détriment « d’un enseignement de l’anglais qui gagnerait à être plus important à l’école pour une plus grande ouverture au monde ». Parmi eux, certains manifestent en outre leur inquiétude en se demandant : « Que faire, si nos enfants ne reconnaissent plus la Chine comme leur mère-patrie ? »
On l’aura compris, l’utilisation d’une langue plutôt qu’une autre est devenue un enjeu politique. Lors des campagnes électorales, les candidats saluent, voire donnent des discours en d’autres langues que le mandarin afin de montrer leur « attachement à Taïwan et aux locaux ». Au delà de cet enjeu politique, que doivent faire les Taïwanais face à cette diversité linguistique ? La conserver et l’entretenir, ou tendre vers une nation monolingue ?