Art

Cinéma et littérature tongzhi à Taiwan

Gwennaël Gaffric
| No. 9 | Posted on 23rd Feb 2017

(Ce texte est en partie inspiré de la postface du roman Membrane, de Chi Ta-Wei (éd. Asiathèque, coll. « Taiwan Fiction »)

S’il est difficile de donner une date précise de l’introduction de la question homosexuelle dans la littérature moderne à Taïwan, les historiens de la littérature s’accordent toutefois à dire que les précurseurs sont Lin Hwai-Min (林懷民) et Bai Xian-Yong (白先勇), deux figures phares de la scène culturelle à Taïwan. Les nouvelles de Lin Hwai-Min à la fin des années 1960 ont en effet été parmi les toutes premières de l’histoire de la littérature moderne à dresser le portrait de jeunes homosexuels de Taïpei. Lin Hwai-Min, qui a commencé sa carrière comme écrivain avant de devenir chorégraphe, a fondé en 1973 la célébrissime compagnie Cloud Gate Dance Theatre, aujourd’hui l’une des ambassadrices culturelles taïwanaises à travers le monde. Mais c’est surtout une quinzaine d’années plus tard, lorsque Bai Xian-Yong – l’un des écrivains majeurs de la littérature moderniste – publie son roman Garçons de cristal (孽子) qu’une vision nouvelle de l’homosexualité apparaît en littérature. Garçons de cristal, sorti en 1983, raconte les trajectoires et les errements d’une communauté de jeunes prostitués gays fréquentant le Nouveau Parc de Taïpei. Le roman a traversé les époques et est considéré à l’heure actuelle comme le premier grand roman « homosexuel » de l’histoire de la littérature moderne en langue chinoise. Vingt ans plus tard, le succès à Taïwan (et en Chine) de la série tirée du roman, a elle aussi largement contribué à offrir un nouveau regard sur les communautés tongzhi (homosexuels en chinois).

Sur l’île, la levée de la loi martiale en 1987 favorise l’émergence d’une société polyphonique au sein de laquelle les voix de différentes communautés, jadis réduites au silence, commencent peu à peu à retentir. La littérature se fait l’écho et parfois même le fer de lance de ces nouvelles luttes sociales : certains des auteurs les plus talentueux de leur époque qui signent avec certains de leurs romans ou de leurs nouvelles leur engagement en faveur de la visibilité des communautés tongzhi. C’est par exemple le cas de Chu Tien-Wen (朱天文), romancière et scénariste attitrée de Hou Hsiao-hsien qui publie en 1994 l’un des grands textes de la littérature homosexuelle taïwanaise : Carnets d’un homme désolé (荒人手記). Ce roman raconte par la bouche de son narrateur les récits de vie et d’amour d’un homosexuel d’une quarantaine d’années alors qu’il se trouve au chevet d’un ami proche de succomber du SIDA. D’autres auteurs ont aussi également leur arrivée fulgurante sur la scène littéraire de nouveaux auteurs, à la plume révoltée et tragique. Parmi eux, la figure de Chiu Miao-Chin (邱妙津) est particulièrement impressionnante. La sortie en 1995 du roman Journal d’un crocodile (鱷魚手記) mais plus encore celle de son roman autobiographique publié à titre posthume, Le Testament de Montmartre (蒙馬特遺書) qui préfigure le violent suicide de l’auteur à Paris, contribuent à faire rapidement de Chiu Miao-Chin un personnage semi-légendaire, dont le destin funeste a à son tour influencé d’autres œuvres de fiction. D’autres font figure de précurseurs d’un nouveau style littéraire, ainsi Chen Hsueh (陳雪) (née en 1970), qui s’impose avec Le livre d’une démone (惡女書) ou La fille du diable (惡魔的女兒) comme la papesse de la littérature lesbienne à Taïwan.

Les années 1990 marquent aussi l’apparition d’une écrivaine encore moins conventionnelle, baignant dans les théories queer et les études culturelles anglo-saxonnes : Lucifer Hung (洪凌). Auteur en 1995 des recueils de nouvelles Chroniques de vampires hétérodoxes (異端吸血鬼列傳) et Bêtes mutilées (肢解異獸) Lucifer Hung s’impose vite comme un OVNI dans les lettres taïwanaises avec ses récits violents aux scènes de sexe ultra-explicites, où les cyborgs côtoient les vampires. Au milieu de ces voix multiples qui jaillissent au seuil des années 1990, surgit celle de Chi Ta-Wei (紀大偉), dont le récit Membrane (膜) remporte en 1995 le prestigieux prix Unitas de la meilleure longue nouvelle. Ce roman est souvent considéré comme le texte fondateur de la « littérature queer » à Taïwan et du courant de la « science-fiction queer » en Asie. Dans ce roman qui raconte l’histoire de Momo, une esthéticienne vivant dans un monde post-apocalyptique, Chi Ta-Wei réfléchit aux conventions sociales liées au genre, à la sexualité et à la filiation.

Le cinéma taïwanais n’est pas en reste et a beaucoup participé à la visibilité des communautés tongzhi à Taïwan, notamment dès les années 1990 grâce aux réalisateurs Ang Lee (李安, Garçon d’honneur 喜宴, qui raconte les tribulations d’un homosexuel taïwanais habitant à New York et fut récompensé d’un ours d’or à Berlin, puis plus tard, le très célèbre Brokeback Mountain) et Tsai Ming-Liang (蔡明亮), avec des films Vive l’amour (愛情萬歲), lion d’or à Venise, ou La Rivière (河流). En 2001, c’est Fille rebelle (逆女), une série adaptée du roman éponyme de Tu Hsiu-Lan 杜修蘭, qui connaît un grand succès. C’est la première série télévisée qui met en scène deux personnages principales lesbiennes. On peut aussi citer un film comme Blue Gate Crossing (藍色大門) de Yee Chin-Yen (易智言) (2002), qui raconte l’histoire d’un triangle amoureux de lycéens. D’autres films autour de la question de l’homosexualité ont obtenu ces dernières années des succès populaires et critiques importants, notamment Spider Lilies (刺青) de Zero Chou (周美玲, 2007), l’histoire d’un désir naissant entre deux jeunes filles, leurs sentiments refoulés ou coupables et les pressions familiales exercées sur elles.

À Taïwan, la littérature comme le cinéma ont sensiblement contribué à faire avancer la cause tongzhi, toutefois il serait réducteur de considérer les romans et les films évoqués ici comme de simples productions militantes, mais comme des œuvres importantes qui ont aussi marqué l’histoire de leur art.