Après avoir été les invités du IN en 1998, les artistes taïwanais participent au festival d’Avignon OFF depuis une dizaine d’années. Aurore Formosane a eu le privilège d’être présente dans la vieille ville d’Avignon, au cœur de ce foisonnement artistique qui chaque été anime l’ancienne cité des Papes, et vous fait découvrir quatre des spectacles taïwanais qui y ont été présentés.
« Tschüss !! Bunny » d’In Theatre
« Je vis, mon corps existe, et le mouvement naît », explique le chorégraphe et metteur en scène de Tschüss !! Bunny, Liu Yen-Cheng. Dans ce spectacle de danse, tout se passe sur un gazon de 5 mètres. « Une fois sur le gazon, je suis avant tout l’une des manifestations de la vie, je ne suis ni homme, ni femme, ni quoi que ce soit d’autre. » C’est ainsi que la chorégraphie débute par l’apparition d’un danseur en costume et d’une danseuse en robe, pour se terminer par une nudité symbole de pureté. Lorsque les danseurs se débarrassent de leurs oripeaux imposés par la société, on découvre de surcroit les sexes masculin et féminin sont encore des étiquettes collées sur les corps. « Sur le gazon, je ne suis que moi », et le fait même d’ajouter « humain » à ce « moi » relève du conditionnement. « Je ne suis que vie en mouvement sur ce gazon. » Tschüss !! Bunny signifie « Adieu Lapin », mais les sinophones perçoivent clairement qu’on leur hurle « Va crever ! ». C’est la leçon de cette fable chorégraphique : chaque instant qui passe, on doit dire adieu à soi-même afin d’accueillir le soi « à venir ». « Soudain, la solitude m’a saisi alors que j’étais en train d’ôter mes vêtements sur scène. L’audience s’esclaffait, et des larmes se sont mises à couler silencieusement sur mon visage. Je n’étais rien d’autre que ces larmes », confiait un danseur après l’une des représentations. Il faut du courage pour avancer vers un avenir incertain, et cette jeune compagnie de danse a accompli avec succès ses premiers pas sur la scène avignonnaise.
« Unlimited soul » du 8213 Physical Dance Theatre
« On cherche toujours à se connecter à autrui, mais à la fin, on est seul devant les épreuves de la vie » avance Sun Chuo-Tai, le chorégraphe du spectacle de danse Unlimited soul ( me sans limite). Cette chorégraphie traite de la transgression des limites, du franchissement des frontières. Tout commence par un solo dans un coin du plateau, comme si l’interprète se cachait en attendant qu’une main se tende vers elle pour l’aider à occuper la scène. La pièce se termine également par un solo exécuté par un danseur fidjien qui transforme peu à peu sa souffrance et sa colère en paix extatique avec soi-même. Cette volonté de franchir des barrières est peut-être l’une des expressions de la mentalité taïwanaise, l’angoisse de l’isolement étant souvent présente chez les citoyens insulaires. C’est la deuxième fois que la compagnie 8213 Physical Dance Theatre surmonte tous les obstacles et se produit au festival OFF d’Avignon avec une nouvelle création et une nouvelle équipe. Avignon 2015 est terminé, mais, pour eux, l’aventure continue.
« Misa-Lisin » du Langasan Theatre
« La vie est une suite de rituels, et chacun d’entre-nous est en quête du sens de la vie à travers la pratique de ses propres rituels. » Misa-Lisin, que l’on peut traduire par « cérémonie rituelle », est une création qui s’enracine dans la culture aborigène taïwanaise. Chants, danses, cris, costumes et objets symboliques, toutes les composantes du rituel sont en effet ici mises en scène. Peu de gens connaissent l’existence des aborigènes à Taïwan. Premiers habitants de l’île il y a plus de 8 000 ans, ils vivent aujourd’hui au sein de 16 tribus qui ne partagent ni la même langue, ni la même culture, ni les mêmes rituels. Misa-Lisin a été créé pour échapper aux arts académiques : « On embellit trop le mouvement du corps dans les arts académiques, nous sommes allés trop loin et avons oublié nos racines, la source de toute expression corporelle authentique » affirme le metteur en scène, Adaw Palaf Langasan. Tout en dansant, une interprète s’arrose ainsi de peinture noire, puis rouge, puis or, et fait surgir un somptueux tableau, une pluie nourricière offerte à la terre. La scène se termine dans la boue, les danseurs s’en couvrant peu à peu leurs corps avant de rouler les uns sur les autres. C’est un moment saisissant, presque effrayant, qu’Adaw Palaf Langasan évoque en précisant que : « L’origine du monde est la confusion. » À se baigner de nos jours si souvent dans la confusion, celle-ci n’est elle pas devenue la chose la plus partagée au monde ?
« Le Lotophage » du Sang Orientheatre
« La vie est un éternel retour » murmure Sun Li-Tsuei, la metteur en scène de cette pièce de théâtre gestuel qui en est aussi la seule interprète. Oubli, transformation, retour. « Le Lotophage » est une revisitation du chant IX de l’Odyssée, où Ulysse conte l’histoire de ses soldats qui vont chercher des provisions sur une île et y oublient leur passé après avoir mangé des fleurs de lotus offertes par les habitants insulaires, les « Lotophages ». D’après Homère, il s’agit d’une tentation de fuir la réalité, mais Sun Li-Tsuei l’interprète comme un processus de purification de soi. Tout commence en effet par le combat contre Troie, la fierté de la victoire acquise, l’horreur, la nostalgie, tous sentiments qui nous lient au monde matériel. Puis, l’oubli fait disparaître notre attachement aux choses, à l’ego, à tout ce que l’on aime ou haït. Enfin, le retour désigne une (re)connaissance lucide de soi-même au sein d’un monde où les épreuves sont quotidiennes. Tel Ulysse, à la fin du spectacle, ramassant son armure et accomplissant l’identification du soi au soi. Cette interprétation des Lotophages d’Homère est étroitement liée à la vie de son auteur. Sun Li-Tsuei est en effet née et a grandi dans un de ces villages « des militaires » dans lesquels le gouvernement nationaliste chinois replié à Taïwan construisit des logements pour ses soldats et leurs familles. Au cours de son enfance, elle a vu comment ces anciens militaires conservaient la guerre en mémoire et cultivaient sa nostalgie pour mieux retrouver un jour leurs villes natales. Puis, peu à peu, ils oublièrent la guerre, et, vivant en communauté avec les habitants insulaires, se sentirent chez eux à Taïwan… Lors des représentations de ce spectacle muet à Taïwan, certains spectateurs fondirent en larmes devant les scènes de guerre et de retour à la paix avec soi-même. Ainsi que le conclut Sun Li-Tsuei : « la communication n’exige point de parole ».
« Rêve de Riz » du Riverbed Theater
« Le rythme lent du spectacle permet au public d’entrer dans notre spationef hypnotique » affirme Craig Quintero, metteur en scène et directeur artistique du Riverbed Theater, car, estime-t-il, « nous percevons avec plus de précision ce qui se passe au sein d’un temps lent ». Cette pièce a pour sujet cet instant infime qui existe entre la vie et la mort. Elle égrène poétiquement les dernières secondes de décomposition d’une vie sans montrer la moindre goutte de sang.
Dans ce théâtre, le langage verbal n’est guère présent. « Nous dépendons trop facilement de la parole », précise M. Quintero. Pour lui, chaque élément présent sur scène parle. Le décor n’est pas qu’un simple paysage, c’est un personnage essentiel qui nous conte des fragments d’histoire et déstructure l’espace pour mieux dispenser la sensation étrange qu’aucun objet, aucune présence ne sont ici anodins : des personnages sortent des tiroirs d’une table, le regard et la respiration de la comédienne nous emmènent dans son collapsus. Quelle utilité aurait en effet la parole au sein de cette narration visuelle où le personnage est moins important que la présence mentale et spirituelle de la comédienne, dont la puissance semble nous guider à travers ce rêve éveillé qui se déroule devant nous.
Pour cette pièce, Riverbed Theater a collaboré avec Gang-A-Tsui Theater. Le surréalisme occidental et l’abstraction de Nanguan s’y entrelacent, pour nous entraîner dans un voyage onirique au sein d’un univers peuplé d’esprits que nous explorons à l’aide d’un microscope.