Histoire

Incident du 28 février 1947, « l’état permanent de traduction »

Tsai Shih-Wei
| No. 6-1 | Posted on 15th Feb 2016

Dans les manuels scolaires, on nous apprend que Taïwan a été colonisé par le Japon après la Guerre sino-japonaise en 1895. Lorsque le Japon fut défait à la fin de la Seconde Guerre mondiale, Taïwan s’est retrouvé de nouveau rattaché à la Chine. Les Taïwanais pensaient pouvoir enfin retrouver leur « mère-patrie », et retourner à leur pays « d’origine ». Mais c’était en fait une autre période de colonisation qui s’ouvrait, par le Kuomintang (KMT) cette fois-ci, le parti nationaliste chinois, dont le gouvernement s’est emparé de Taïwan exactement comme l’aurait fait une puissance coloniale.

Ce n’était cependant pas une situation de colonisation traditionnelle, tout d’abord parce que le KMT ne peut pas être considéré comme une « puissance étrangère » à proprement parler. Pour le KMT, Taïwan eut très rapidement un rôle capital dans sa stratégie contre le Parti communiste, et fut dès lors considéré comme une base de repli et de soutien, et administré comme tel. Mais il était alors tout à fait légitime que le KMT occupe Taïwan, et il suscitait même l’espoir des Taïwanais. Il représentait la justice, tel un messie ou un père revenant vers ses enfants : les Taïwanais. Les insulaires croyaient alors partager le même héritage culturel et linguistique avec la Chine. Ils pensaient partager la même identité et la même mémoire collective que l’autre rive du détroit.

Cependant, les traces culturelles laissées par le Japon, dont le KMT est venu à bout en Chine au prix d’un effort incommensurable, sont omniprésentes quand celui-ci arrive à Taïwan. Le conflit s’installe peu à peu avec les insulaires, par des décalages dans la communication et par un manque de mémoire collective commune. Ainsi, les Taïwanais qui accueillent leur « pays natal » rencontrent d’incessants problèmes de traduction, entre le taïwanais, le japonais et le mandarin.

Mais ces problèmes de traduction dépassent le seul aspect linguistique. Derrière le mandarin, la Chine ; derrière le japonais, le Japon. Les cendres de la guerre sont encore brûlantes, et ces deux langues se confrontent encore.

Cette situation, que l’on peut qualifier « d’état permanent de traduction » n’est pas du tout nouvelle pour les Taïwanais, surtout pour ceux qui ont déjà vécu la colonisation japonaise, et pour qui cette situation est familière et presque « normale ». À ce moment, le japonais joue encore le rôle de langue véhiculaire entre Taïwanais parlant des langues différentes, dont le taïwanais, le hakka ou encore les langues aborigènes. Ils font face alors à un « état permanent de traduction » sur deux niveaux, premièrement entre deux langues ennemies, le japonais et le mandarin, deuxièmement au sein du pays, entre le mandarin et les langues locales de Taïwan. Considérant que les langues taïwanaises sont subordonnées et inférieures au mandarin, le KMT estime n’avoir aucun besoin de traduction. De son point de vue, la capacité de parler le mandarin est sensée être codée dans les gènes des Taïwanais à leur naissance.

Ainsi, les langues déjà parlées à Taïwan se voient interdites dans l’espace public du jour au lendemain. Le mandarin devient la langue des journaux, de la radio, de l’enseignement et aussi la seule offrant une chance de trouver un travail et de gravir l’échelle sociale. Ceci radicalise la situation déjà complexe entre les Taïwanais et leur « père » présupposé, le KMT.

L’incident du 28 février 1947 est donc une conséquence de cet état permanent de traduction, qui a conduit par la suite à la période de la « terreur blanche ». Ces tragédies ont eu lieu dans la confusion et l’obscurité. Même de nos jours, cet état permanent de traduction perdure, et attend être résolu, ce qui serait un premier pas vers la justice et la normalisation de la situation.

Le mot Babel1 signifie la confusion, l’inachevé où la traduction est nécessaire. L’incident du 28 février est le Babel de Taïwan. Les Taïwanais font face à un gouvernement autocratique qui produit de la confusion quand il s’y installe.

Le plus grand problème dans cet « état permanent de traduction » est qu’il est lui-même intraduisible. Les Taïwanais considèrent toujours plus ou moins la Chine comme leur « mère-patrie » et les langues taïwanaises comme inférieures, donc n’ayant aucun besoin d’être traduites. Le KMT conçoit que Taïwan comme son propre territoire et ne se donne aucune peine pour la traduction. Cette ignorance des deux côtés engendre une incompréhension, à l’origine des atrocités que l’on sait. Ainsi, comment concevoir plus longtemps que la « mère-patrie » reste incompréhensible ?

  1. « Des tours de Babel » in DERRIDA J. Psyché : invention de l’autre (Paris : Galilée, 1987), p.203-235.