Histoire

George H. Kerr et Peng Ming-Min, témoins du 228

Gwennaël Gaffric
| No. 6-1 | Posted on 15th Feb 2016

Les événements du 28 février 1947 sont restés un sujet tabou durant plusieurs décennies de dictature à Taïwan. La résurgence mémorielle de cette date qui constitue en fait le point de départ symbolique des violentes répressions du mois suivant fait l’objet d’un travail mémoriel inédit depuis la fin des années 1980 et particulièrement depuis 1987 et la fin de la loi martiale. Cependant, cette levée des tabous ne s’est pas accompagnée d’un consensus global dans les sphères politiques et culturelles taïwanaises autour des causes et des conséquences des événements et des différences d’interprétation persistent encore à l’heure actuelle entre différents partis et factions politiques. Ce travail – assez récent si l’on se place à l’échelle de toute la société taïwanaise – sur la mémoire des événements a entraîné dans son sillage une exhumation gigantesque des souvenirs, des témoignages et des tragédies ayant eu lieu durant cette période.

Parmi ces témoignages, ceux de Peng Ming-Min et George H. Kerr, dont les ouvrages ont été traduits par Pierre Mallet et récemment publiés aux éditions René Viénet. Évoquant les événements du 28 février et la répression qui les suit, Peng Ming-Min et George H. Kerr font appel à des témoignages de première et de seconde main et donc nécessairement subjectifs et partiaux, mais constituent des introductions passionnantes au contexte de cette époque, à travers le regard et l’expérience de deux personnages uniques.

Formose trahie

George H. Kerr est né en 1911 aux États-Unis. Sa première venue à Taïwan (qu’il appelle Formose) date de 1937. Il y reste jusqu’en 1940 pour enseigner l’anglais, à une époque où Taïwan est sous administration coloniale japonaise.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Kerr est le spécialiste de Taïwan au département de la guerre à Washington. Il se trouve au consulat américain de Taipei lorsqu’il est le témoin direct de la répression qui suit les événements du 28 février 1947. Fortement marqué par cette expérience, il retourne la même année aux États-Unis et devient enseigne à l’Université de Washington jusqu’en 1949, puis dans les universités de Stanford et de Californie en 1949 et 1950, puis il publiera plusieurs essais consacrés au Japon et à Taïwan. Il décède en 1992.

Publié pour la première fois en 1965 et réédité à plusieurs reprises, son Formose trahie n’est traduit et publié à Taïwan qu’en 1991, où il a depuis été réédité depuis à de nombreuses reprises.

Fin connaisseur de la diplomatie américaine vis-à-vis de la Chine et de Formose, il offre une lecture inédite des événements tels qu’ils sont vus et perçus aux États-Unis et critique son gouvernement qu’il accuse d’avoir abandonné le peuple taïwanais à son sort. Kerr s’est depuis engagé en faveur de l’indépendance de Taïwan, ce qui lui a valu plusieurs controverses, que ce soit d’ailleurs aux États-Unis ou à Formose.

Le récit des événements est enrichi des textes des déclarations officielles et des revendications des manifestants, qui montrent bien que l’intention des insurgés était bien moins séparatiste que réformatrice. Ils affichaient dans un premier temps et vont peu à peu se transformer en velléités indépendantistes.

À noter qu’un film, très mauvais et très librement inspiré de Formose trahie a été réalisé en 2009.

Le Goût de la liberté de Peng Ming-Min

Auteur du Goût de la liberté, Peng Ming-Min est né à Kaohsiung en 1923, pendant la période japonaise. Alors que la Seconde Guerre mondiale fait rage, il effectue ses études secondaires au Japon et étudie le droit et les sciences politiques à l’Université Impériale de Tokyo. D’un village situé non loin de Nagasaki, il assiste à la destruction de la ville par l’explosion de la deuxième bombe atomique. De retour à Taïwan, il étudie le droit à l’Université nationale de Taïwan quand se déroulent les événements du 28 février. Il part ensuite étudier au Canada, puis en France avant de revenir à Formose, où il enseigne à l’université de 1957 à 1964. Conscient que le continent chinois ne sera plus pris, il corédige en 1964 avec des amis le Manifeste pour le salut du peuple de Formose où ils appellent à l’indépendance de Taïwan et au respect de la liberté et des droits de l’homme dans le pays. Ce manifeste lui vaut d’est arrêté et incarcéré durant quatorze mois, puis d’être relâché et gardé sous étroite surveillance. Grâce au soutien d’Amnesty International, Peng Ming-Min fuit Taïwan en 1970, d’abord pour la Suède, puis pour les États-Unis. Il ne rentrera d’exil que vingt-deux ans plus tard. En 1996, il est le candidat du Parti démocrate progressiste lors de la première élection présidentielle au suffrage universel direct, remportée par le sortant Lee Teng-Hui.

En 1972, il publie aux États-Unis son autobiographie en anglais : Le Goût de la liberté, réalisée avec le support de George Kerr, qui lui sert de dactylographe. Dans son œuvre, Peng apparaît raconte comment il va en venir à se politiser au fil du temps et à bientôt prendre ouvertement parti contre le gouvernement de Chiang Kaï-Chek. Peng raconte que les événements de mars 1947 seront la principale cause de son engagement politique en faveur de la démocratie et plus tard, d’une nation taïwanaise indépendante.

Quand paraît pour la première fois Le Goût de la liberté, Peng vit en exil depuis deux ans pour fuir une liberté sous étroite surveillance. Les détails des souvenirs du Goût de la liberté sont poignants, surtout quand on sait que Peng écrivait sans notes, qu’il avait dû détruire avant de partir de Formose.

L’autobiographie de Peng est restée interdite à Taïwan jusqu’au retour d’exil de son auteur en 1992.

Ces deux ouvrages ouvrent une nouvelle fenêtre en français sur les événements du 28 février 1947, son contexte et ses conséquences directes sur l’existence de ceux qui l’ont vécu et de leurs descendants. Ils sont de plus très bien traduits dans une langue à la fois précise, incisive et plaisante. Alors que la prose de Le Goût de la liberté tient parfois du romanesque, Formose trahie peut presque se lire comme un thriller politique, malheureusement hautement vraisemblable…

Ils constituent en tout cas des introductions passionnantes – bien qu’elles restent évidemment partiales – non seulement à l’histoire des événements de février et mars 1947 mais aussi à toute l’histoire de Taïwan au XXe siècle.

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