Politique

Les défis qui guettent la nouvelle présidente

Sun Yu-Jung
| No. 6 | Posted on 11th Feb 2016

Le 16 janvier 2016, le peuple taïwanais a élu son chef de l’État pour la sixième fois. Depuis la première élection présidentielle en 1996, la société taïwanaise a radicalement changé. Sur le plan politique, bien que les obstacles sur la scène internationale et ceux par rapport à la Chine ne soient pas encore surmontés, la société taïwanaise, qui est traversée par des lignes de force contradictoires, attend une voix qui la conduira vers la concorde. Par ailleurs, le secteur économique intérieur exige une réforme, étape nécessaire avant toute promesse d’accord de libre-échange avec la Chine. Cette élection présidentielle ne révèle donc pas seulement les épreuves qui attendent le nouveau chef de l’État, mais également l’enjeu de la question existentielle de la République même.

Un pays sans diplomatie

Cette élection détermine le futur président de la République de Chine, régime au pouvoir en Chine jusqu’en 1949, et en exil à Taïwan depuis cette date. La souveraineté de la République de Chine sur Taïwan ne s’exerçait alors que depuis 1945, et pour la première fois, l’île étant auparavant une colonie japonaise. Cette République se trouve aujourd’hui dans une situation gênante, elle représente une souveraineté réelle, mais la réalité de son indépendance est niée par la communauté internationale. Sous ce nom de la République « de Chine », Taïwan est tenue en dehors de nombreuses organisations internationales, et sa voix est donc absente sur la scène internationale. Cette République, en plus de ne pas être reconnue officiellement par la plupart des pays, et d’être considérée comme un régime qui n’existe plus par la Chine communiste (qui revendique donc Taïwan depuis 1949), apparaît même pour certains parmi ses citoyens comme un régime colonial sur l’île.

Cette situation de « la société contre la République » aurait pu être résolue depuis longtemps par une réforme institutionnelle dans n’importe quel autre pays, mais ceci n’est malheureusement pas un choix possible pour les Taïwanais. Alors que la France vit sa cinquième République, certains Taïwanais rêvent aussi de la rédaction d’une nouvelle constitution Taïwanaise qui instituerait une République de Taïwan à la place de la République de Chine. Une telle réforme constitutionnelle semble en effet être un moyen prometteur pour se sortir du blocage dans les affaires étrangères et les relations sino-taïwanaise. Cependant, tant que Taïwan a officiellement pour nom « République de Chine », cela ne pose pas de problème fondamental à la Chine, car ce régime, qui historiquement avait vocation à gouverner toute la Chine, sous-entend que Taïwan n’en est qu’une partie. Mais il en serait tout autrement si d’aventure les Taïwanais décidaient de changer leur constitution, et ainsi de déclarer formellement cette indépendance dont ils jouissent dans les faits depuis plus de 65 ans, surtout depuis le passage à la démocratie dans les années 90.

En effet, une telle situation serait inacceptable pour Pékin. En 2005, la République Populaire de Chine a promulgué une loi anti-sécession, qui autorise l’emploi de « moyens non-pacifiques » contre toute tentative de déclaration d’indépendance de Taïwan. Toute réforme de la République à Taïwan est donc potentiellement très lourde de conséquences, ce qui empêche tout progrès dans les relations diplomatiques et les affaires étrangères. Taïwan, coincé dans la République de Chine, lutte ainsi pour survivre dans la communauté internationale, n’a aucune voix dans les principales organisations mondiales ou régionales, et n’entretient pas de relations diplomatiques normales avec l’immense majorité des autres pays.

L’angoisse de l’isolement et l’obsession pour le libre-échange

Le miracle économique à Taïwan pendant les années 1960-1970 reste une nostalgie pour beaucoup de Taïwanais. Dans la mémoire collective, ce miracle a eu lieu grâce à l’exportation massive, lorsque l’économie taïwanaise s’était concentrée sur la transformation pour l’exportation, grâce à sa force de travail bon marché et son niveau technologique relativement avancé. Par conséquent, alors que dans cette fonction économique Taïwan a été progressivement remplacé par la Chine et d’autres pays moins avancés, les Taïwanais n’arrivent plus à retrouver le chemin du miracle économique.

La faiblesse de l’économie taïwanaise provient en grande partie de sa structure, qui reste celle du temps où l’on connaissait mieux les produits « Made in Taiwan » que Taïwan. Cependant, la menace de l’isolement économique est devenue une angoisse commune, et les Taïwanais tout comme le gouvernement de Taïwan sont obsédés par la signature d’accords de libre-échange, et croient que seuls de tels accords pourraient sauver l’économie. Dans la réalité, ces angoisses et ces obsessions, combinées à des interventions chinoises de plus en plus pesantes lors de la signature d’accords avec d’autres pays, font que les Taïwanais se trouvent désormais de plus en plus dans la dépendance de leur voisin hostile. L’idée d’un accord de libre-échange entre les deux rives est d’ailleurs le plus souvent promue par la Chine.

Société multiculturelle et République indivisible

Taïwan a une longue histoire d’immigration et de colonisation. Différents éléments culturels se mêlent entre eux, et les « cultures chinoises » restent dominantes dans ces mélanges. Cependant, afin de justifier sa gouvernance, le gouvernement chinois nationaliste a imposé une nationalité épurée de ces mélanges à travers le système d’éducation notamment, et a érigé en orthodoxie cette culture officielle chinoise, par rapport aux autres cultures chinoises déjà présentes à Taïwan. Cette nationalité chinoise fut un temps la raison pour laquelle Taïwan garda sa souveraineté. Mais aujourd’hui, cette même nationalité est en train de déchirer la société taïwanaise de l’intérieur. Car l’orthodoxie de cette nationalité chinoise, qui renvoie sans cesse à ses racines restées sur le continent, implique de chercher à se rapprocher de ses origines pour rester légitime. Or, depuis que Taïwan est devenu un pays libre en 1987, l’identité taïwanaise s’est formée en s’opposant à cette identité chinoise.

Les conflits sociaux s’aggravent à chaque échange entre les autorités taïwanaises et chinoises. L’opposition entre « vous, les prochinois » et « nous, les Taïwanais » divise la société en deux. De plus, une troisième voix, celle des aborigènes taïwanais, émerge petit à petit, réclamant le droit à un système d’éducation propre, afin de protéger l’identité aborigène. Les pays modernes comme la France sont aujourd’hui constitués de peuples d’une grande diversité, au sein desquels on trouve une multiplicité d’origines culturelles, de religions ou encore d’orientations politiques. La richesse de ces sociétés n’empêche cependant pas la mise à l’épreuve de la concorde nationale, par les conflits qui parfois surgissent de cette diversité. Mais l’esprit républicain est toujours central dans les pays multiculturels comme la France et les États-Unis, et rappelle aux citoyens qu’ils constituent la République ensemble, selon des principes supérieurs qu’ils défendent au-delà de leurs différences.

Dans le cas de Taïwan, la République de Chine fut crée en Chine en 1911, et Taïwan n’en faisait alors pas partie. Ce serait un véritable tour de force pour le nouveau président de Taïwan d’arriver à promouvoir l’esprit républicain, qui souligne la primauté de la collectivité et transcende les différences, cela sans le pouvoir ni de mobiliser au nom de la République de Chine, ni de fonder une République de Taïwan.

Ce dilemme ne cessera probablement pas d’accompagner Taïwan dans son futur proche, et seule la sagesse pourra nous aider à surmonter ces épreuves.