Le 13 novembre 2003, un colis inconnu fut signalé à la police. Dans une cabine téléphonique de Taipei, capitale de Taïwan, avait en effet été déposé un colis sur lequel était inscrit : « Ceci est une bombe, ne la touchez pas ! », « Contre l’importation du riz ! », et « Le gouvernement doit défendre le peuple ! ». C’était bien une bombe, car l’on trouva dans le colis des explosifs et tout ce qu’il fallait pour les faire sauter, mais pas l’auteur de cet acte. Une deuxième bombe fut déposée neuf jours plus tard avec ces mêmes notes devant un bâtiment gouvernemental, mais cette fois-ci accompagnée d’un petit sachet de riz. Une troisième, une quatrième, … jusqu’à une dix-septième bombe, furent ainsi découvertes l’une après l’autre durant un an, sans que la police ne parvienne à mettre la main sur le revendicateur que les médias avaient surnommé : « le poseur de bombes au nom du riz ». La dernière bombe fut trouvée le 12 novembre 2004, et, deux semaines plus tard, un homme se rendit à la police en se déclarant responsable de la pose des dix-sept bombes. Il fut condamné à cinq ans et dix mois de prison. Cet homme se nomme Yang Ru-Men, jeune paysan issu d’une famille de riziculteurs.
« Le riz n’est pas une bombe, pourquoi doit-il porter autant de péchés ? Si l’on néglige la dure réalité quotidienne, toutes les luttes paysannes, la mondialisation, l’OMC, tout ce qui rend la vie des agriculteurs de plus en plus difficile ; si l’on ferme les yeux sur ces vieux paysans qui meurent dans les champs à cause de la chaleur, ces enfants privés de déjeuner faute d’argent ; si l’on fait fi de tous ces malheurs, on ne peut cependant occulter l’authenticité quasi romantique qui habite chaque paysan. Ils sont entre nos mains comme ces grains de riz auxquels on a retiré les balles : purs, blancs et brillants, telles des gouttes cristallisées de sueur quotidienne. » Ainsi écrivit le poseur de bombes lors de son incarcération. Si quelque chose éclata alors, ce ne fut pas une bombe, mais une série de débats autour de la condition paysanne qui enflamma la société taïwanaise. Afin d’entrer au sein de l’OMC en même temps que la Chine, Taïwan avait en effet permit en 2002 à l’OMC d’importer massivement des produits agricoles qui menacèrent vite les produits locaux. « Ce dont les agriculteurs taïwanais ont besoin, c’est d’un commerce équitable, non d’un rêve de libre-échange ! » affirma Yang Ru-Men au cours de la grève de la faim qu’il engagea en prison en protestation contre la sixième conférence ministérielle de l’OMC. Les actions de Yang ne mobilisèrent pas seulement des paysans, mais aussi des écrivains, des artistes, et des étudiants qui avaient grandi dans les villages. L’art et la littérature s’emparèrent du sort des paysans, et de nombreuses chansons en témoignèrent à travers tout le pays.
« N’avez vous pas l’impression que la situation des paysans a quelque peu changé ces dernières années ? » ai-je demandé à Yang lors de notre rencontre organisée en 2015, alors qu’il était déjà sorti de prison et toujours déterminé à améliorer les conditions de vie des agriculteurs taïwanais. « Non, le contexte est le même, la seule chose qui ait changé c’est le nombre de publications sur ce sujet, mais les agriculteurs ne vivent ni dans l’imagination des intellectuels, ni de leur littérature », m’a-t-il répondu, en parcourant un marché biologique qu’il avait créé pour augmenter la valeur ajoutée des produits et susciter la vocation agricole chez les jeunes. « Le modèle agricole taïwanais n’a pas besoin de changer car notre île possède très peu de surface cultivable, et l’agriculture taïwanaise a toujours survécu en produisant plus de valeur ajoutée », précise-t-il.
Ce modèle agricole auquel Yang fait allusion est un héritage de la colonisation japonaise qui transforma les insulaires en agriculteurs experts dans l’art de produire pour l’Empereur du riz d’excellente qualité, mais également de la canne à sucre, des fruits tropicaux et du thé, toutes cultures dont les colonisateurs tirèrent grand profit. Lorsque la colonisation prit fin, le régime put ainsi utiliser l’agriculture comme base de développement économique vers des lendemains plus industrialisés.
Onze ans après l’arrestation de Yang, la situation n’a en effet fait qu’empirer. Les terres sont de plus en plus vouées à l’industrie ou au commerce, et le prix des produits agricoles ne cesse de baisser. Tandis que les consommateurs jouissent du libre-échange mondialisé, la situation des paysans se détériore, et ils tombent peu à peu dans une servitude née d’échanges inégaux. Comme en France, les paysans taïwanais ne se déclarent néanmoins pas vaincus, et poursuivent leur lutte contre le libre-échange qui détruit la cellule paysanne familiale au profit d’une agriculture industrielle déshumanisée. Pour se faire, ils se concentrent non seulement sur la qualité de leurs produits, mais aussi sur l’indispensable dialogue entre producteurs et consommateurs. Ainsi, Yang Ru-Men, le poseur de bombes au nom du riz, consacre désormais toute son énergie à favoriser et entretenir ces échanges qui sont à ses yeux les seuls garants d’une production de qualité, sûre, et adaptée aux besoins.