Société

Un Taïwan toujours colonisé ?

Sun Yu-Jung Guevatuei
| No. 5 | Posted on 6th Oct 2015

Si la colonisation peut être définie comme un déracinement du nom de l’État et de la Constitution, alors, depuis que le gouvernement national de la Chine a récupéré Taïwan en tant que représentant des armées alliées en 1945, Taïwan est entré dans sa 6e période historique de colonisation (après celles des Hollandais, des Espagnols, d’un « fils de pirate 1 », de l’Empire Qing, et enfin celle des Japonais). On peut en effet parler de colonisation, car le nom de l’État et la Constitution en vigueur à Taïwan ne sont pas conformes à la situation taïwanaise. Ils sont d’ailleurs les dépositaires d’une idéologie irrédentiste chinoise.

La République de Chine est construite d’après une image « orthodoxe » de la Chine, selon une hiérarchie traditionnelle qui distingue, en fonction de la proximité géographique par rapport au cœur historique du pays, le central, le marginal et l’étranger. Bien que la référence à cette orthodoxie chinoise ne soit apparue qu’après qu’elle ait perdu la Chine continentale, la République de Chine tient depuis lors à la restaurer et à la consolider culturellement (par la langue et toutes les représentations d’une culture d’origine chinoise d’avant 1949) à Taïwan afin de justifier sa légitimité sur l’île. Cette hiérarchie culturelle dans la pensée est rapidement devenue une forme de discrimination contre ceux qui ne portaient pas cette culture officielle venant de Chine. Les langues qui étaient en usage à Taïwan furent interdites, et l’histoire de Taïwan considérée comme inutile et insignifiante. Ce n’est qu’en 2006 que l’histoire de Taïwan entra dans les manuels scolaires en tant qu’Histoire à part entière, et non pas en tant que fragments ne servant qu’à justifier un régime chinois à Taïwan.

La narration d’une histoire commune et la culture inhérente à cette histoire font partie des conditions nécessaires à la constitution d’une nation et d’un peuple. À Taïwan, pendant longtemps, plus de 80% des cours d’histoire se concentraient sur celle de la Chine, considérée comme l’histoire de la « patrie ». La logique du gouvernement était simple : nous sommes la République « de Chine », différente de la Chine communiste certes, mais quand même « de Chine » !

Le problème est que la narration de l’histoire dans la plupart des familles taïwanaises entre en conflit avec la version officielle enseignée par l’État. Cette invocation imposée d’une nation imaginaire est donc vouée dès le début à entraîner des conflits entre les citoyens d’origines ou de contextes sociaux différents, et empêche une véritable cohésion sociale.

Dans un certain sens, Taïwan restera toujours colonisé culturellement, tant que ce qui est fondé comme l’orthodoxie ou comme un « goût supérieur » ne s’intégrera pas à l’histoire commune des habitants. À travers les colonisations et les migrations de peuples différents, l’histoire de Taïwan s’enracine dans un mélange de cultures diverses. Cependant, l’hégémonie de la culture chinoise officielle impose une nationalité « chinoise-exilée-à-Taïwan » à tous les habitants de l’île.

Ainsi, pour répondre aux aspirations légitimes à une nationalité proprement taïwanaise et non pas de « Chinois à Taïwan », la suppression de la position hégémonique de cette version de l’histoire est un devoir commun pour les insulaires qui cherchent à vivre ensemble.

  1. Le royaume Tong-lîng, fondé par Koxinga. Voir l’article « Le fils du pirate et le façonnement de l’histoire taïwanaise ».